L’anxiété : la dette invisible de nos sociétés

Nous vivons à une époque de progrès technologiques sans précédent, de connexions instantanées, d’outils conçus pour nous simplifier la vie. Et pourtant, jamais l’anxiété n’a été aussi répandue. Elle s’immisce dans nos pensées, elle colore nos journées, elle empoisonne nos nuits. Elle touche les jeunes comme les adultes, les salariés comme les indépendants, les étudiants comme les retraités. Mais surtout, elle s’installe dans le silence. Parce qu’elle ne se voit pas toujours, parce qu’elle n’est pas toujours prise au sérieux, parce qu’on s’est habitués à vivre avec. C’est en cela qu’elle est devenue une dette invisible — une charge mentale, émotionnelle et physiologique que nous accumulons sans en mesurer le poids réel.

L’anxiété n’est pas un simple stress passager. Elle est plus profonde, plus diffuse. Elle naît parfois sans cause apparente, ou au contraire, elle résulte d’une multitude de micro-pressions : délais à respecter, peur de l’échec, incertitude constante, comparaison sociale, surcharge d’informations, injonctions contradictoires. Dans une société qui exige d’aller vite, de bien faire, d’être disponible en permanence, il devient difficile de trouver un espace pour souffler. L’esprit reste en tension, toujours en alerte, anticipant les moindres risques, ressassant les moindres erreurs.

Ce que nous appelons « anxiété » est souvent une réaction normale à un monde qui ne l’est plus vraiment. Elle n’est pas une faiblesse individuelle, mais une réponse collective à un environnement devenu anxiogène. L’incertitude économique, les crises sanitaires ou climatiques, la pression scolaire, les objectifs inatteignables dans le monde du travail, la peur du jugement sur les réseaux sociaux… tout cela crée un climat général d’inconfort et de vulnérabilité psychique. Et ce climat a un coût, immense. Il épuise, il isole, il rend malade.

Mais cette dette, personne ne la comptabilise. Elle ne se voit ni dans les bilans comptables ni dans les tableaux de bord économiques. Elle ne se mesure pas facilement — et pourtant, elle est là : dans les arrêts de travail pour troubles psychiques, dans les insomnies chroniques, dans les crises de panique, dans les consultations médicales aux causes floues, dans la perte de sens et d’élan. Cette dette psychique s’accumule dans les corps, dans les esprits, dans les relations humaines. Elle nous suit, silencieuse, comme une ombre.

Et parce qu’elle est invisible, elle est souvent niée. On encourage à « tenir bon », à « relativiser », à « prendre sur soi ». On banalise l’angoisse comme si elle faisait partie du décor. On continue d’alimenter des rythmes de vie intenables, en espérant que chacun s’adapte. Mais à force de nier l’anxiété, on rend plus difficile encore le chemin vers le mieux-être. Car il n’y a pas de solution durable sans reconnaissance du problème.

Réduire cette dette invisible implique un changement de culture. Il faut oser parler de santé mentale comme on parle de santé physique. Il faut cesser d’associer repos à paresse, et ralentissement à faiblesse. Il faut redonner de la valeur au silence, au calme, à l’ennui même. Il faut construire des environnements plus humains, plus stables, plus bienveillants. Cela commence dans les écoles, dans les entreprises, dans les foyers, dans les médias.

L’anxiété ne disparaîtra pas d’un coup. Mais elle peut être apprivoisée, comprise, apaisée. Encore faut-il la considérer pour ce qu’elle est : un signal d’alarme, pas un défaut personnel. Une réaction logique à un déséquilibre collectif. Un rappel que nous avons besoin, plus que jamais, de ralentir, de respirer, de nous reconnecter à nous-mêmes et aux autres.

Cette dette-là, si nous ne la payons pas maintenant, elle finira par nous coûter bien plus que du temps ou de l’énergie : elle nous coûtera notre capacité à vivre sereinement.